jeudi 6 août 2020

Les Cernes Cendrées

Fumées épaisses et brûlantes couleurs

Asphyxies lentes et lourdes chaleurs

Les pas des hommes qui ne font pas un pied

Retenus par les chaînes des rieuses libertés

 

Au regard d’un gain de la taille d’un pouce

Ils donnent au labeur ce qui nulle part ne pousse

De l’ardeur, du courage et des bouts de leurs âmes

Pour un jour espérer l'étincelle ou la flamme

 

Et brûler dans un souffle la splendeur éphémère

Des forêts éternelles, du glacier millénaire

Cracheurs d’essence, mercenaires alléchés

Par l’odeur de l’artiche, de la part du marché

 

Du rendement, du profit, l’efficience consacrée

Par-delà les espèces par-delà les rancœurs

Oublieux des principes qui régissent la fierté

De l’homme qui contemple et retrouve son cœur

 

Sous les yeux des guerriers, les cernes cendrées

Rappellent aux vivants l’arrivée des grands Ombres,

A la fleur que tout fane, au radeau que tout sombre

Que le temps vient lisser les rivages du passé.

 

Que feras-tu, lion d’or dans ta tour bancale

Quand l’antilope que tu croyais malade

Se rira de tes pièges cyniques et piteux

Et prendra ses jambes à son cou majestueux ?

 

Que feras-tu, tigre puissant aux dents éméchées

Quand le singe qui imite aura su t’imiter

Fuiras-tu dans ta loge aux rideaux élimés

Feras-tu dans tes frusques comme l’enfant apeuré ?

 

... Et quand finalement l’homme de ses chaînes

Se construira hamac ou panier partageur

Que feras-tu du profit de l’efficience chienne,

Quand les loups partiront, quitteront ta demeure ? 

lundi 20 août 2018

Extrait du Carnet de route (guerre 39-45) de mon arrière grand-père Pierre Fournel. Fin du carnet, Fusillade des 50 Otages, bombardements de Nantes par les Anglais et les Américains


1.8.40 Arrivée à Nantes vers 14h. Joie de toute la famille. Je me présente à la Direction de l’octroi et prends quelques jours de congé pour voir Guémené et toute la famille. C’est drôle de se revoir civil après 11 mois d’absence.
15.5.41 Le ravitaillement est difficile tout s’achète avec des tickets de rationnement et on ne trouve rien ou presque. On a droit à 275g de pain par jour, 100g de viande par semaine, 3Kg de patates par mois, 200g de beurre ou graisse par mois, un peu de pâtes et fromage (à 15% de mat. Grasses) et encore, quand on peut s’en procurer. Tout est taxé mais pour avoir la marchandise il faut la payer au-dessus de la taxe. Les gens font la queue aux boucheries, charcuteries, épiceries… etc… Comme café c’est de l’orge grillée ou alors café national (rationné) 20% de café, 40% d’orge, 20% glands et 20 % chicorée. Voici quelques prix qui se pratiquent :
- Beurre 20 f la livre
- Œufs 20 f la douzaine
- Viande de bœuf 40f le kg
- Viande de veau 60f
- Une tête de veau 120 f
- 2 lapins se sont vendus 300f
- Un poulet 150 f
- Radis 4f la botte
- Salade 4f pièce
- Choux-pommes 7f pièce
- Choux fleurs de 9 à 15f
- Asperges 20f la botte
- Pommes de terre 5f50 le kg (Noirmoutier taxées mais introuvables)
Un cheval de trait qui valait 7000 f en 39 s’est vendu 20 000 f puis 30 000 f et même 40 000 f. Le vin ordinaire rouge ou gros plant 400 f la barrique en Nvmbre 40 et maintenant de 800 à 1200 f.
Le muscadet 500f à la récolte vaut maintenant jusqu’à 2000f. On se demande où l’on va. Les souliers de 200 à 450 f, le linge est introuvable même avec des bons ou alors à quel prix !
La ville est triste, les alertes assez nombreuses, les Anglais viennent bombarder St-Nazaire et les environs, on ne sait ce qui se passe, les journaux racontent peu de nouvelles et encore souvent de fausses nouvelles, comme toujours. A quand la paix …
23.10.41 Le Lieutenant-Colonel allemand Holtz, chef de la Kommandantur a été assassiné le 20 au matin, on ignore par qui, 2 jeunes gens paraît-il, comme représailles, défense de sortir 7h le soir à 8h du matin et ce matin on a fusillé 50 otages ; 50 autres doivent être fusillés demain si les assassins ne sont pas retrouvés. La ville est triste.
24.10.41 à Bordeaux, assassinat d’un officier allemand dans les mêmes conditions. 50 otages sont fusillés. Quelle drôle de vie…
Mars 42 Des alertes presque toutes les nuits mais sans dommages.
Les Anglais opèrent un débarquement à St-Nazaire, un bateau réussit à s’approcher de la grande forme écluse, il est chargé de dynamite et saute en faisant des dégâts assez importants parait-il.
On se bat dans les rues de St-Nazaire, il y a affolement ; la population a vécu une nuit tragique.
20.5.42 Les avions anglais survolent et bombardent Nantes – des dégâts aux Chantiers Loire et Bretagne ainsi que rue Crébillon et musée Dobrée, Chantenay. 20 morts et de nombreux blessés.
23.5.42 Nouveau bombardement de la ville, cette fois quai de Versailles à la Coop de Melun – 5 morts, dégâts importants. Drôles d’objectifs militaires …
1.6.42 Les alertes se succèdent presque toutes les nuits, pas de bombes heureusement, défense passive, descente à la cave. Ce n’est pas rigolo.
Les Anglais annoncent par radio un débarquement prochain sur les côtes françaises. Où et quand ? Ils invitent la population à évacuer, que faire ? Je n’y crois pas beaucoup.
En attendant ils font des raids massifs au-dessus de l’Allemagne (Cologne avec 100 avions) ; beaucoup de victimes. La région Parisienne a été bombardée à plusieurs reprises, depuis quelques mois. Nombreux civils tués et blessés.
En attendant la vie n’est pas rose. On ne trouve rien à acheter ou alors à quel prix. Le muscadet se vend 10 f et même 15 f dans les cafés, la chopine de 22 cl.
Le pain bluté à 98% est noir et très mauvais. On ne mange que des légumes frais, on en trouve encore assez facilement mais pas de patates, ni conserves, ni haricots. Quand donc la fin de cette guerre et comme cela finira-t-il ? Les prisonniers en ont marre ils sont vraiment à plaindre depuis 2 ans et quand reviendront-ils ? Le monde entier est en guerre. Qui gagnera ? Je vois que tous sortiront épuisés et la France complètement à sec, il ne restera plus rien, les années à venir ne seront pas belles. Le marché noir sévit de plus en plus, il se fait des fortunes colossales. Tout se vend à n’importe quel prix, ou s’échange contre une autre marchandise. Les gens sont tristes, où est la gaieté d’antan ?
16.9.43. A 3h de l’après-midi les avions Américains survolent Nantes et bombardent. Raid effroyable. Blessés et morts en quantité. Gros dégâts surtout Bd des Anglais et le centre. Comme défense passive je suis affecté au Musée des Beaux-Arts ; je vais porter les blessés jusqu’à 8h du soir et ensuite les morts que l’on réunit dans la grande salle du Musée. Spectacle effroyable, à minuit avec une lanterne comme éclairage, on lave les cadavres – 50 déjà. Il est tombé des bombes partout. L’Hôtel-Dieu est démoli, on évacue les blessés hors Nantes
17.9.43 Toujours au Musée où les morts sont amenés par camions complets venant de St-Jacques, rue de la Pelleterie, Brasserie de la Meuse, de partout…  Le soir environ 600.
18.9.43 Toujours parmi les morts. Suis esquinté ; on commence à les mettre en cercueils ça sent mauvais, il y a des cadavres complètement calcinés, d’autres sans tête et affreusement mutilés.
20.9.43 Suis affecté à la Mairie au Bureau de Recherche des disparus. Sale travail. Annoncer aux pauvres gens la mort d’êtres chers, ça tire les larmes aux yeux, la liste des morts s’allonge toujours.
23.9.43 10h du matin. Nouveau bombardement de Nantes. Cette fois c’est surtout le Port qui écope, de nombreux bateaux sont coulés, dégâts importants quai Fosse et Entrepôts Chambre de Commerce. 7h du soir. Nouveau bombardement. Cette fois c’est toute la ville qui en prend un coup. Il y a le feu un peu partout. Decré, Gilles Robert, Hachette… Plus de 30 foyers d’incendie. Beaucoup de Nantais fuient sur les routes, on se croirait en mai 40. Nous partons à Vertou, Marie perd son portefeuille avec 1000 f et tous ses papiers et photos.
26.9.43 J’ai trouvé un camion et 10 l d’essence ; alors on emmène une partie de notre mobilier aux Verreries dans une pièce humide près de chez André. Sera-t-il plus en sécurité ? Non sans doute. La Préfecture réquisitionne tous les moyens de transports des environs de Nantes. Que d’autos et de charrettes dans les rues de Nantes et tous pressés par peur des bombardements.
28.5.44 Nuit. Bombardement de Nantes Quartier Doulon.
7.6.44 7h du soir Doulon-Malakoff-St-Sébastien
8.6.44 8h du matin Bd Victor Hugo-St-Sébastien-gare Etat
12.6.44 Gare Orléans-Etat-Malakoff
15.6.44 Centre-Quai Brancas. Richebourg - Cours St-Pierre.

mardi 14 août 2018

LA PEUR DE LA MORT



                                                         LA PEUR DE LA MORT


Il n’y a plus d'homme sans peur, plus de peur sans la mort
Et plus de mort sans pleurs.
Il n’y a plus une femme libre, plus rien de drôle
Plus de tenailles, que des chaînes invisibles.

Il n’y a plus de douleur que des simagrées émues
Plus de pédés, plus de drogués, plus de suicides
Il n’y a plus de haine, plus de colère
Que de la merde et du pétrole dans les artères.  

Il n’y a plus de voltige, plus un seul œil ne se retourne
Plus de cerveau, plus de sexe et plus de couleurs
Il n’y a plus de déviance, plus de sang sur les murs
Il n’y a plus de tueurs sur la route ni de fumée dans les cocktails

Il n’y a plus de cinéma, plus de musique ni de livres
Il n’y a plus de cœur dans les cerveaux.

Le dernier des sauvages s’est fait pendre
Le jour du noël dernier
Il n’y a plus d’indiens, plus de mirages
Il n’y a que du béton et des poupées.

Le dernier des sauvages s’est fait mutiler
Sur la place de la République
Il n’y a plus de cris, plus personne n’hurle
A voix basse les bonnes gens.

Le dernier des sauvages s’est fait torturer
On lui a enfoncé une barre à mine dans le cul
Tous, un à un, on lui a forcé l’anus
Jusqu’à le transpercer de bas en haut.

Le dernier des sauvages s’est fait violer
Tous un à un, on lui a crevé les yeux
Bouffé les joues avec nos crocs
Et on l’a écouté hurler.

On lui a capitalisé les orifices
Boursicoté les couilles
On a enfoncé nos sexes turgescents
Dans ses narines de sauvage 

Il a tellement hurlé
Cela nous a fait tellement de bien
Nous avons tous joui en cœur
Sur le corps du sauvage

Des millions de jets
De liquides blanchâtres
Ont tâché le sauvage. 

Jusqu'à lui donner
L’odeur de la mort
L'odeur de la mort
L'odeur de la mort. 

Ensuite tout est redevenu
Tel qu’il devrait être
Tout est revenu
à la normale à la normale à la normale 

Le vent est retombé
La mer s’est calmée
La terre s’est arrêtée
Le temps a coulé
Les yeux se sont ouverts
Les cahiers se sont ouverts
On a repris les dictées
Les docteurs ont docté
Les vendeurs ont vendu
Les censeurs censuré
Les dictateurs dicté.
Tout est revenu
A la normale.
Tout le monde a souri
Le dernier sauvage s’est répandu en viscères sur le sol de la place de la République des milliers de mouches lui sortaient de la bouche des milliers de vers lui grignotaient la langue l'odeur de la mort partout les narines éclatées des rats dans les intestins.
Tout le monde est rentré chez soi
Nous avons tous bien mangé
Et notre viande sous vide
Nos yaourts et nos pilules
Nos sodas
Et ensuite on a bien chié dans nos toilettes
On a bien vidé nos intestins de merde dans l’eau potable.
Et puis tous, nous nous sommes mis au lit
Nous avons fermé les yeux
Et tranquillement
En êtres apaisés
Nous nous sommes
Endormis.












vendredi 6 juillet 2018

Ten Million Slaves


 Mes mains sur ta peau le soleil claque
Tabouret t’es assise t’attends
Ma main sur ta nuque mes mots qui sortent
Pour dire bye

Tes pieds sont nus ils grattent la terre
Je ne reviendrai pas
Je te laisse la caravane
M’en veux pas

J’ai laissé une cassette
Traîner dans l’évier
Y’a une chanson
Que j’aime bien mais je sais plus exactement à quel moment
Peut-être
Entre Dylan et Taylor.  

Devant moi le désert
Devant moi la terre
Devant moi le vent
Derrière moi, plus rien.

Plus rien qu’un bout de toi
Sur un tabouret
Les cheveux qui dansent
Et les pieds qui grattent

Derrière tes lunettes
Je sais pas si tu pleures
De toute façon
Je rentre vers trois heures.

Je rentre tout le temps
Je te laisse jamais vraiment
Le soleil claque il me claque il me met une claque
Tu m’en mets aussi,
Mais des moins fortes
Désolé, ha.

Tu fais voler le tabouret
Tu dis ça suffit mais j’ai chaud
Je vais à la ville
Boire un coup.

lundi 11 juin 2018

éclair 1 - trouer le vide

les yeux verts

et la peau brune
serpent
mange-lune

faisceaux, fées, zoos, faits, sots, fesses, eaux, ZOUAVES, haut-les cœurs sous la lumière
violette

les yeux verts
les pieds qui frappent
ça sent la poudre
FRAPPE

mécaniques désossées. Les corps tremblent
partout les dents

par tous les saints foutre-dieu, ça remue dans les vaisseaux
sans gain, tous peu

la terre tousse la poussière vole et les yeux rient.
danse, dense 
danse, dense

et troue le vide de tes éclairs. 


éclair 2 - range-toi dans un tiroir et ferme le tiroir


y’a des éclairs dans l’air
du sang jeune dans les veines
y’a de l’orage dans l’âge
du sable chaud dans l’arène

y’a de l’amer dans l’éther
et cent lunes pour une reine
faut du soleil sur la plage
et de la rage sur nos peines

faut tracer ligne blanche,
pour séparer les territoires
faut ramer en contre-sens
et se ranger dans un tiroir

faut faire la nique à la chance
pour éclater l’autre bâtard
celui qui reste sur la défense
quand tous les autres partent à l’espoir

y’a pas de bateau pour les migrants
y’a pas de château pour les enfants
y’a que ta gueule et ton verre d’eau
ton vitriol et ton fardeau

faudra ranger les drapeaux blancs
faudra buter les militaires
aiguiser nos brosses à dent
pour les planter dans les vipères

et puis si jamais c’est mort
si la malchance nous fait la nique
y’aura toujours deux trois bâtards
pour s’éclater à l’arsenic.



mardi 1 août 2017

Glace Noire

Si tu crois que c’est si simple. Choisir : mentir ou mourir. Ou pire, vivre. J’avance et je m’enfonce dans la mare du village. Joli petit village, celui de mon enfance. Quarante ans après, rien n’a changé, une force étrange a dû enrayer ici les engrenages du temps. L’eau rentre dans mes grosses bottes. Ce sont celles de mon père, elles m’arrivent au-dessus des genoux ce qui fait que j’ai du mal à marcher normalement. Alors que je m’avance dans la mare, à travers les branchages et les roseaux, mes bottes se remplissent d’eau et deviennent trop lourdes pour que je puisse avancer. Je suis pris dans la vase.  La nuit est noire, plus noire que la mort mais moins que l’eau de la mare. Je tangue. Les cachets font effet. Mes yeux clignotent, la terre se renverse. Si tu crois que c’est si simple. J’aurais bien aimé t’y voir, toi. Je tombe à la renverse, dans le noir plus noir que le noir de la nuit. Je tombe… Mon visage n’est plus qu’à quelques centimètres du miroir d’eau… Quelques millimètres… C’est le bout de mon nez qui le premier rencontre le froid absolu du temps figé. La glace noire se brise. Et je passe de l’autre côté.

*

C’est un matin de Juin. Je regarde pousser les rosiers, ils y vont tranquille. Moi aussi, j’y vais tranquille, quand je tends mon bras pour attraper lascivement le pichet de limonade sur la table. C’est moi qui l’ai faite, avec des citrons du citronnier. Depuis que nous l’avons mis dans la véranda, il donne du tonnerre. Rosalie arrive sur la terrasse à mes côtés. Elle s’assoit à ma gauche, et allume une cigarette, le regard dans le vide. Ses récents cheveux blancs volettent dans la brise. Elle range son briquet dans sa poche droite et sans qu’elle ne le veuille sa main vient effleurer la mienne. Cela fait sept ans que Rosalie n’a pas parlé. Elle est partie un soir d’Octobre, alors que nous étions dans notre maison de vacances, un petit chalet près de Chamonix. D’un coup comme ça, son âme est partie, comme de rien, comme un coup de feu. Depuis, elle coule dans un béton de silence. Sans quitter les rosiers des yeux, tout doucement, je bouge ma main pour caresser la sienne. Il faut être encore plus lent et calme qu’avec un chat, il faut ne pas faire s’entrechoquer les molécules qui traînent dans l’air, car au moindre indice, Rosalie se carapate et tout est à refaire. Je suis bien entraîné, et ça marche. Sa main est froide. La mienne est chaude. On reste comme ça un petit moment, immobiles. Son regard erre encore, il se perd dans l’espace. Moi je suis bien là. Sans prévenir, un frelon s’installe sur la main de Rosalie, qui est dans la mienne. Tout de suite, j’essaie de réguler mon souffle, de ne pas provoquer le pire, de ne pas briser l’équilibre. Je regarde mon ennemi, son abdomen se soulève et se baisse au rythme de sa respiration, et son dard vient chatouiller la peau diaphane de Rosalie. Elle est toujours au ciel. Moi, je commence à suer. Que faire ? Je décide d’enlever ma main, tout doucement. Le frelon ne bronche pas. Il reste sur la peau de neige de Rosalie. Jaune, noir, blanc. La corne sous mon pouce frotte un peu sous la paume de Rosalie. Elle esquisse un réflexe de dégagement. Je vois le dard s’abaisser, comme l’épée qui achève, les portes de fer qui se referment, le couperet qui tombe.

*

Papa m’embête sacrément avec ses histoires de vaches qu’il faut déplacer de champ en champ tous les quatre matins. Qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, de ses vaches ?
Il me dit :
« Ça te fera les pieds ! C’est à ton âge qu’on se forge. »
J’y pige pas grand-chose à son charabia et je le lui fais savoir. Alors pour me faire plaisir il m’emmène à la pêche. Il met ses grandes bottes que je pourrais rentrer dedans l’une tout entier. J’ai onze ans, mais je fais la taille de Jérémie, mon frère, qui en a six. Papa est très grand, et des fois quand il fume sa pipe dans le jardin à la tombée de la nuit, je le confonds avec les arbres. Il ressemble à un très vieux chêne, avec sa peau ridée et brune qu’on dirait de l’écorce et ses cheveux qui lui ressortent du chapeau et ses oreilles qu’on dirait des feuilles. On s’installe à la mare du village, et on monte nos cannes. Je sais faire. Pendant qu’on fait ça, papa me dit quelque chose de bizarre :
« Tu l’aimes ta maman, fils ? »
Comme papa m’a dit de faire quand on sait pas quoi dire, je me tais.
On pêche une anguille, et on rentre. Le soir, elle fume sur le barbecue, et quand je goûte, je me dis que c’est très bon. Papa me dit que les choses ont le goût du travail qu’on fournit pour les avoir. Je suis pas trop sûr. Le soleil se casse la figure dans les collines et moi je reste à dessiner à la lueur de l’ampoule du jardin. Les poules sont parties se coucher, il fait silence. A l’intérieur, j’entends maman glousser, et papa grogner. Bien sûr, je sais ce qu’ils font, ils s’échangent l’amour, comme dit maman. Quand le silence revient, je rentre, sur la pointe des pieds, et je monte me coucher. La nuit va être courte, demain papa m’emmène traire les vaches. Je m’endors vite. Je plonge dans des rêves de cow-boys et d’indiens, mais comme dans tous mes rêves en ce moment il se passe des choses bizarres, des trucs malsains comme dit papa, et je vois madame Guérin, ma maîtresse, mourir, et maman, et papa, et des indiens qui dansent et des cow-boys qui échangent l’amour d’une façon que je n’aime pas. Après, je tombe dans le sommeil sans rêve, le sommeil sans temps, celui dont l’on ne se souvient jamais.

*

Arc-bouté au-dessus de la balustrade, je hurle à pleins poumons. Première fois que je prends le ferry, et Rosalie aussi. Elle rit en me voyant m’égosiller dans le vent. Je hurle du plus fort que je peux, mais les bourrasques noient ma voix comme si de rien. Rosalie se blottit contre moi. Nous apercevons les falaises anglaises. Rosalie me dit :
« Je commence à avoir mal au cœur. On rentre à l’intérieur ? »
Je fais signe que non, moi je reste. En plus, quand on a mal au cœur, on reste dehors, je dis. Rosalie s’en va. Moi, j’aime les embruns, les cris des mouettes, et le spectacle des côtes qui se rapprochent. Rosalie m’a laissé son téléphone et je décide de prendre une photo. La réception d’un message m’interrompt. Je l’ouvre : Passe de bonnes vacances. Moi je reste avec maman. Jérémie. Je me demande pourquoi Jérémie ne m’a pas envoyé le même message. Est-ce un oubli volontaire ? Je me perds dans des suppositions qui se multiplient et s’entremêlent à l’infini. M’en veut-il de ne pas être moi aussi resté avec maman ? Je me demande...

*

Aujourd’hui, il s’est passé un drôle de truc à la maison : papa est mort. J’étais dans ma chambre, j’écoutais un album de David Bowie, quand j’ai entendu un bruit en bas. J’ai pensé que c’était Jérémie qui avait encore fait tomber la télé en tapant dessus pour qu’elle capte. Mais non. C’est papa que j’ai découvert, la main sur le cœur, les yeux grands ouverts, figé. Glacé. Jérémie n’était pas là. Sûrement parti à la pêche. Nous étions en plein mois d’août, et le village était désert. J’ai appelé le SAMU, et j’ai attendu aux côtés de mon père. Tenté d’appeler Jérémie. Pas de nouvelles. Le SAMU est arrivé quelques dizaines de minutes plus tard, ou bien des heures, je n’en sais rien. Je sais qu’en haut, Bowie chantait et qu’en bas je pleurais. Le SAMU a emmené papa, et je me suis retrouvé seul. Jérémie ne revenait pas et était injoignable. L’après-midi, j’avais rencontré Rosalie, une femme plus âgée que moi qui était écrivain et qui était venue s’exiler à la campagne pour finir son bouquin. Cas classique par ici, puisqu’il était bien connu que c’était le coin préféré de Balzac quand il voulait quitter Paris et retrouver l’inspiration. Elle m’avait donné son numéro de téléphone pour que je l’emmène découvrir les environs. Elle était belle, et j’avais accepté, même si je savais que je n’aurais pas beaucoup de temps avec la ferme et toute l’aide que j’allais devoir apporter à papa.
Longtemps après que ma chaîne hi-fi se soit coupée là-haut et que mes larmes soient séchées, je lui ai envoyé un texto.
« Salut. Veux-tu aller faire un tour. Je peux t’emmener voir la rivière. »
Très vite, j’ai reçu la réponse :
« OK. »

*

Je revois leurs corps. Je n’ai pas ressenti de colère. J’étais plutôt vexé, mais pas en colère. Sur le moment, je m’étais senti un peu de trop, et j’avais hésité à refermer la porte pour les laisser finir en paix. C’était Rosalie qui était au-dessus. Mon frère avait sa tête dans ses seins. Elle avait l’air de prendre son pied, beaucoup plus qu’avec moi, et ça me faisait quand même quelque chose. Comme m’en faire aurait été trop dangereux pour ma santé mentale et pour celle de Rosalie, j’ai tout de suite décidé d’adopter un comportement lointain vis-à-vis de cette histoire de cocufiage. C’est pourquoi quand quelques mois plus tard elle m’avait dit :
- Je te jure que ça n’arrivera plus.
J’avais haussé les épaules.
Je voyais bien qu’elle attendait que je m’exprime sur le sujet, et je m’étais senti obligé de continuer :
- Ouais. T’en fais pas. Bon.
Puis :
- Je vais mettre les chaussettes mouillées sur le chauffage.
Puis, pendant que j’étendais les chaussettes :
- ça caille dans ce chalet.
Et dans un souffle :
- En même temps, c’est Octobre…

*

La tête de Jérémie rebondit sur l’herbe. Il y a du sang partout. Je ris.

*

Les mains pleines de sang, je regarde Jérémie.
- Comme ça ? je fais.
Je ressors l’hameçon.
Jérémie me regarde. Il a l’air jaloux. Lui, il est bredouille.
- T’as quand même une chance de cocu, il me dit.
En y pensant, je regarde le brochet ouvrir et fermer sa bouche, et puis je lui transperce l’avant du crane avec mon couteau.
La Loire coule, Jérémie la regarde et je regarde Jérémie. Il est mon frère, et il est beau dans la lumière qui baisse. A quatorze ans, il me dépasse déjà de deux têtes. Mais il est mon petit frère, et je ne suis pas jaloux. Je l’aime.

*

Nous regardons la neige tomber à travers la fenêtre du chalet. J’ai bien fait de mettre les chaussettes à sécher hier, elles sont maintenant bien chaudes et cela fait du bien aux pieds. Rosalie paraît un peu absente quand elle vient poser sa tête sur mon épaule. Je lui dis que je l’aime, et je lui demande si elle m’aime aussi. Elle dit que oui, je ne la crois pas mais je m’en fiche, moi, je l’aime. Le téléphone sonne. Rosalie décroche, son sourire s’évanouit. Ses yeux s’emplissent de larmes. Je la regarde, et moi, je ne dis rien. Je sais déjà. Elle me connaît bien, et elle devine. Alors seulement, je lui souris. Elle est belle quand elle pleure. Elle raccroche. Je dis :
- Jérémie est mort.
Je sens qu’elle veut me frapper. Qu’elle veut m’étrangler, m’enfoncer les yeux dans les orbites, me lacérer le visage. Mais elle ne fait rien. Elle s’effondre. Je reste stoïque, je sais que ma santé mentale en dépend, je ne dois pas me laisser submerger par les émotions. Je pars faire la vaisselle.
Le temps que je finisse de laver les trois assiettes, les deux verres à pied et les quatre fourchettes, Rosalie aura perdu son âme.

*

- Absence. Traumatisme. Suivi psychologie. Repos.
- Ok, merci docteur.

*

Le frelon s’envole. Rosalie hurle à pleins poumons en se tenant la main. Des hurlements gutturaux, des longues plaintes scandées qui me foutent les jetons. Je pourchasse la bête. Il entre dans la véranda. Je me prends le citronnier, qui valdingue par terre. Le frelon est posé sur le mur, en face de moi. Je m’essuie le front, je sue à grosses gouttes. J’attrape un torchon, et je frappe. Raté. Les hurlements de Rosalie m’empêchent de me concentrer sur le danger.
« Tais-toi ! » je crie. Mais elle ne m’entend pas. Je frappe de nouveau, mais le frelon s’envole in extremis. Il tente de m’attaquer. Je ferme la bouche, je m’agite dans tous les sens. Je me prends les pieds dans les branches du citronnier, et je m’affale. J’ouvre les yeux, le frelon est juste devant moi, sur le carrelage. Il me regarde. Je chuchote.
« Je vais te tuer. Tu n’auras pas ma Rosalie. »
Il semble attendre. Le torchon est trop loin. Sans hésiter, j’y vais du plat de la main. Ça craque sous mes doigts. La piqûre est douloureuse. Mais la victoire déploie déjà son adrénaline à l’intérieur de moi.
- Oui ! Oui ! Oui, oui, oui ! Je l’ai tué ! Rosalie ! Je l’ai tué !
Rosalie me regarde. Je jubile, j’ai gagné, je l’ai tué. Au bout d’un moment, je m’arrête de rire. Quelque chose a changé. Rosalie me regarde comme si elle me rencontrait pour la première fois. Je ne bouge pas. Elle non plus.

*

La première fois que maman est partie à l’hôpital, j’ai beaucoup pleuré. Papa m’avait expliqué qu’elle avait besoin d’aller se reposer pendant quelques jours. Jérémie, qui était trop jeune pour comprendre, croyait qu’elle avait une grippe. Elle n’est jamais revenue à la maison, et elle est morte dans ce même hôpital, une quinzaine d’années plus tard. Le jour de sa mort, j’étais en Angleterre, avec Rosalie. Jérémie, lui, était à son chevet. Il avait de toute façon toujours été son préféré, elle l’avait toujours considéré comme l’homme de la maison, car même s’il était de cinq ans mon cadet, il était beaucoup plus développé physiquement que moi. Alors tant mieux s’il n’y avait que lui ce jour-là à l’hôpital.

J’aurais quand même bien aimé la voir.

*

Rosalie se jette sur le téléphone. Je me lève péniblement, et je tente de lui arracher des mains mais mes doigts sont gonflés par le venin et je n’arrive pas à m’emparer du combiné.
- Tu l’as tué… Tu l’as tué… chuchote-t-elle.
Bien sûr que je l’ai tué, ma chérie. Comment aurais-je pu pardonner à mon frère ? Comment ? Moi qui t’aime plus que tout, plus que la vie même ? Comment ferais-je sans toi ?
Je me pose toutes ces questions en cognant Rosalie, qui a lâché le téléphone depuis longtemps.
Je reste stoïque, pour préserver ma santé mentale.

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Papa, tu m’entends ?
J’avale encore une poignée de médicaments, et je les descends au whisky.
Papa, j’espère que tu me pardonnes. Tu crois que c’est si simple ? On va aller pêcher. Je prends tes bottes. Elles sont trop grandes. Ce sont des bottes pour les arbres, ça. Pour les grands arbres, pas pour les mauvaises herbes comme moi. Je connais encore le chemin qui mène à la mare. Ici, rien n’a changé. Le temps s’est enlisé. Tout s’est embourbé. J’aimerais, moi aussi, m’embourber avec le temps. J’aimerais m’arrêter aussi. La mare est noire, plus noire que le noir de la nuit. Je m’enfonce. La terre s’inverse. Je regarde l’ombre que dessine mon reflet se rapprocher. Nous nous mélangeons, et je coule dans le miroir. Quelques brasses. Au fond, deux corps retenus par des chaînes. J’ai prévu la paire de menottes. Je m’accroche à la chaîne qui relie Jérémie au fond de l’eau, et je jette les clés. J’ai l’impression que la mort ne veut pas de moi. Je reste éveillé, avec les corps de Rosalie et Jérémie qui dansent à mes côtés. Je les aime tellement. Je voudrais qu’ils soient vivants, et moi mort. Je n’arrive plus à rester stoïque, et l’état de ma santé mentale se détériore. Pourquoi la mort ne vient-elle pas à moi ? S’est-elle embourbée dans la vase ? Ai-je bloqué moi-même les engrenages du temps ? De mon temps ? Resterai-je là des siècles, condamné au spectacle de la pourriture de mon crime ?
Papa ?